Résumés de séance

Je sens que nous allons au-devant d’une pluie de problèmes. En effet, en deux jours, j’ai trois paysans qui se sont présentés au temple de la Mère, que j’ai l’honneur de servir depuis plusieurs années. Le dernier à être venu me faire part de ses doléances est le père Jacob. Comme les deux autres, il s’est plaint d’un problème qui frappe ses cultures : ses plants de blé sont malades, ont une apparence peu engageante, et le grain qu’il en tire n’a pas du tout l’air propre à la consommation. Quand j’en parle à la mère supérieure, elle me demande d’aller voir l’étendue des dégâts et de lui faire mon rapport.

Je vais donc chez le père Jacob, le fermier le plus proche de notre ville de Valenda. Tout en me dirigeant vers la ferme, je réfléchis en mon for intérieur. Si cette pourriture se répand, c’est fâcheux, si ça ne se répand pas, il me faudra déterminer pourquoi. Une fois l’ampleur de la pestilence correctement évaluée, nous réfléchirons à une solution au temple, puis nous préviendrons la provincara.

Le paysan Jacob m’accueille avec nervosité. Les Cinq seuls savent ce que je vais réellement déterminer, et les implications. J’espère sincèrement que ça ne mettra pas en jeu la possibilité de gagner son pain, mais au vu de l’état des champs au premier coup d’œil, je ne suis pas optimiste. Je n’arrive pas à déterminer l’origine de cette pourriture, ni son étendue exacte. Mais je prélève une gerbe de chacune des trois parcelles de son champ, emballées en chiffon suiffé. Je préconise à ce brave homme de creuser un sillon autour des champs et d’y brûler de l’herbe sèche – au début, je raisonnais avec de l’huile, mais j’avais oublié, maudite soit mon étourderie, qu’un paysan n’aurait sans doute pas les moyens d’acheter une telle quantité d’huile, encore moins pour y mettre le feu.

Je rapporte donc le blé pourri au temple de la Mère. Ma supérieure hiérarchique annonce que ce n’est pas naturel, c’est une maladie qu’elle ne connaît pas, et dans tous les cas, il va falloir tout brûler. Elle m’ordonne de trouver le tambour de la ville afin de lui faire faire une annonce : dès le lendemain matin, tous les oisifs devront aider à faire une grande séance d’arrachage collectif en prenant soin de n’arracher que ce qui est infecté pour soigneusement brûler les terrains malades. D’autre part, je vais prévenir la provincara. Je passe le temps qu’il faut pour ma toilette, et je me dirige vers le domaine de la provincara.

Me voilà donc devant la Provincara Joelana Dy Valenda, sa duègne Tessa dy Hueltar, et Ser Dy Ferrej, le gardien du château.







Je donnerai les explications sur le phénomène sans faiblir, ce qui n’est pas évident, car la provincara commence à fulminer. Heureusement, elle garde son sang-froid et sa sagesse, et ne se déchaîne pas sur la messagère. D’autre part, elle me prend au sérieux, et je confie un des fagots au gardien du château qui ira le remettre céans à l’alchimiste de la provincara.

Je quitte les lieux, encore suante et tremblante, mais suffisamment lucide pour aller réveiller le tambour pour qu’il diffuse le message sans délai. Puis je vais me coucher.


Je me lève avant le soleil. Le petit déjeuner servi est à base de tartines au porridge et œufs au plat. Le genre de repas qui annonce qu’on n’est pas près d’en prendre un deuxième avant une longue, très longue journée.

Me voilà donc en route vers les champs de Jacob, une trentaine de villageois derrière moi. À la sortie de la ville, nous sommes rejoints par Ser Dy Ferrej et une bonne vingtaine de soldats. Quand nous arrivons chez Jacob, je décide de motiver un peu les troupes. Étant représentante de la Mère, et sans doute plus chaleureuse que le militaire, je pressens être la mieux placée pour ça. Je monte sur une caisse, et me lance dans un discours à peu près motivant, où j’explique que la ville pourra toujours se nourrir grâce au travail que pourront fournir ces gens. Ils ont l’air malheureux, mais résignés, et s’apprêtent à se mettre au travail. Il va falloir que j’explique au père Jacob qu’il va perdre le fruit d’années de travail.

Je suis alors tirée de mes réflexions par un personnage qui vient m’aborder Il se présente : Emilio Aradras. Homme brun, au regard bleu glacier. Il me parle d’un cadavre boursouflé qu’il aurait trouvé sur son chemin en venant ici. Ce cadavre, maintenant en cendres, daterait de la veille de sa découverte. Cela correspond à peu près au moment où ont commencé les plaintes des paysans.

Ce personnage me parle un peu de lui. Il vient du Monastère de Maradi. Ce lieu saint, affilié au Bâtard, contient une bibliothèque mirobolante, où l’on trouve des bouquins pas tellement accessibles à tous. Il a en outre la réputation d’être isolationniste au possible. Aradras vient d’y finir un cycle d’études d’environ cinq ans. Ce monastère est réputé pour être isolationniste au possible, et s’il dit qu’il ne sait rien à propos de cette pourriture, vu le degré de connaissance dans lequel il a nagé pendant ces cinq ans, c’est que c’est complètement inédit.

Je m’entretiens avec le père Jacob. Je lui explique le plus diplomatiquement possible qu’il va malheureusement falloir brûler ses champs. Bien entendu, la perspective de perdre des champs dont sa famille prend soin depuis plusieurs générations le perturbe au plus haut point. Il s’apprête à « s’expliquer » avec Ser Dy Ferrej à grands coups de fourche, mais j’arrive à l’en dissuader. Il grogne alors : « j’en appelle à la justice divine. » Ça promet…

Aradras revient vers nous, et me parle alors de quelque chose de très inquiétant : il a décelé l’origine de l’affliction. C’est une moisissure qui se répand de manière très virulente, par l’air. Toutes les personnes présentes sont déjà infectées, et risqueraient de répandre le fléau en ville ! Cette moisissure, c’est une vraie cochonnerie : quand la maladie n’est pas encore déclarée, il faut une grosse fumigation complète au laurier version tente de sudation. Si c’est plus grave, il faut traiter avec une friction au laurier trois fois par jour pendant dix jours. Et si ça ne part pas… on a une chance sur quatre d’y survivre.

J’en avise discrètement Ser Dy Ferrej. Si ça se trouve, la provincara a été infectée à cause de moi. Je suis prête à assumer les conséquences de mon noviciat : si j’avais pu identifier tout de suite la cause de cette pourriture, je ne me serais pas présentée à son château.

Ser Dy Ferrej fait les comptes : près d’un tiers des récoltes vont devoir partir en fumée. Nous passons la journée à écraser et brûler les champs, puis nous passons tous à la tente à vapeur de laurier préparée entre temps aux abords du champ. Au fil de la journée, les villageois mesurent de plus en plus l’étendue des dégâts. La nuit tombe lorsque Ser Dy Ferrej annonce que le travail continuera le lendemain, au grand dam de l’assemblée. Hé oui, le père Jacob n’est qu’une victime de cette moisissure parmi d’autres.

Les différents champs, les fumigations, et puis tout, cela nous amène à trois semaines de durée. Trois semaines plus tard, donc, c’est le jour de la Fille. Iselle dy Valenda, fille d’Ista dy Valenda, petite-fille de Joelana dy Valenda, est choisie cette année pour représenter la Fille au cours des réjouissances.



Ce jour de liesse mobilise l’intégrale de la population, notamment pour les offrandes. Tout le monde fait une offrande au temple ce jour-là. Tout le monde s’habille aux couleurs de la Fille, soit en bleu et blanc, pour cette occasion. Je suis placée sur le côté pour veiller au bon déroulement des opérations.

Je découvre une petite chose que l’ami Emilio m’avait caché : il fait partie de la famille Aradras, qui a le monopole de la confection de la soie dans notre ville. Et donc, sa famille ne sera pas la dernière à payer l’offrande, bien au contraire… Les Aradras sont au cinquième rang. Emilio porte une cape blanche avec un ourlet bleu. De mon côté, je suis en robe de prêtresse blanche avec cape et ceinture bleue, mais garde une bande de tissu au bras de la couleur de la Mère.

La procession est véritablement réussie. Lorsque Iselle dy Valenda se présente devant l’autel de la Fille, et allume l’encensoir, le feu démarre très bien, ce qui est un bon présage. Elle s’installe à sa place, et commence à remplir son rôle, et à recevoir les offrandes. Chacun donne, et peut allumer sa bougie à la flamme de la Déesse, en guise de bénédiction. Tout se passe bien, jusqu’à l’arrivée d’un personnage qui rafraîchit l’atmosphère : le juge Roderigo Clarin.



Clarin approche d’Iselle pour lui donner une grosse bourse pleine d’argent, Iselle lève la main, et déclare : « La Fille n’accepte pas les offrandes des impurs ». En tant que voix de la Déesse, pour se permettre un tel geste, il faut que la Déesse lui ait directement dit de le faire. Si cette action-là n’est pas conforme à ce que veut la Déesse, alors la Déesse se chargera elle-même de la punir. Donc, soit elle a l’aval de la Déesse, auquel cas elle n’a rien à craindre, soit c’est de l’usurpation, et je préfère ne pas être à sa place. Quoi qu’il en soit, le juge est sommé de repartir sans avoir allumé sa bougie. Le trésorier n’aura pas pu tâter de la bourse du juge…

La journée se passe sans aucun autre incident. Une fois le dernier fidèle sorti du temple, cependant, la mère supérieure me demande de ranger les lieux, alors qu’elle a une réunion urgente qui l’attend. J’ai bien peur que cette histoire avec le juge Clarin ne fasse que commencer. Une fois le rangement terminé, je vais me coucher. Le jardinage pourra attendre demain.


Deux jours plus tard, je suis de nouveau convoquée chez la Provincara. En effet, je dois apporter de nouveaux stocks de médications à la Royana Ista – lait de pavot, calmants en quantité, passiflore... Je sens que son état de santé s’annonce difficile à supporter pour son entourage. Je m’acquitte de la besogne, en insistant pour porter moi-même le panier à la Royana. Moins d’intermédiaires égale moins d’opportunités de tentatives de meurtres.

Je récupère toutes les fioles vidées de la fournée précédente de médicaments. L’initiée qui a pris ma place va avoir du boulot pour tout nettoyer. Alors que je vais partir, je vois par la fenêtre un visage familier : Emilio Aradras, en pleine conversation dans le jardin avec la Provincara. Et si j’en profitais pour aller le saluer ?

Je vais donc les voir, et je me réjouis que la cérémonie de l’avant-veille fût aussi merveilleuse. Cependant, Joelana me prie d’aller demander à ma supérieure si « elle aurait réglé la question ». Hum, sans doute cette histoire avec le juge.

De retour au temple, je transmets la commission de la Provincara. La Mère Supérieure consent à m’expliquer la situation. Le problème, c’est qu’il faut que quelqu’un « touché par les Dieux » pour poser la question à Dame Iselle sur son acte. Une personne « touchée par les Dieux » a le don de Double Vue, et aucun mensonge ne peut échapper à ce regard radieux. Or, la seule personne « touchée par les Dieux » qu’on ait sous la main, c’est Ista. Entre son état de santé, son désarroi, et l’évident conflit d’intérêt familial, ce n’est pas gagné.


Le lendemain, la Mère Supérieure me convoque. Elle me demande de bien vouloir accompagner Iselle pour faire des commissions. Le départ est prévu pour le lendemain matin. Iselle et son frère Teidez, jeune homme réputé pour être fougueux et impatient, sont convoqués à Cardegoss, le château du Roya Orico.



Oh, ça ne sent pas bon… Orico est le premier fils du Roya Ias dy Chalion, et Iselle et Teidez sont nés du deuxième mariage d’Ias dy Chalion. Et donc, ils constituent le premier obstacle familial sérieux à son trône. Je ne serais pas surpris qu’il y ait un fâcheux accident si personne ne surveille étroitement ces trois-là.

Je ferai partie de leur suite directe, en tant que soigneuse attitrée. Je passerai la journée à faire les préparatifs pour un voyage de trois semaines au milieu d’une procession d’une trentaine de personnes. Je n’aurai pas trop d’une caisse pour mettre tout ce que j’estime nécessaire.

Quand le convoi part, le lendemain à l’aube, j’ai la surprise de constater qu’Emilio Aradras est aussi du voyage. Je me demande bien de quelle façon ? Il me dit qu’il a été nommé précepteur d’Iselle et Betriz dy Ferrej, la fille du Gardien.



Cette dernière à la réputation d’être une vraie petite peste adorable, et ces deux jeunes filles, amies depuis toujours, n’ont pas leur pareil pour faire tourner en bourrique toute forme d’autorité quand elles sont réunies. Et voilà qu’Aradras va devoir leur apprendre les langues et l’étiquette.

Je ne le sens pas très rassuré. Remarque, ce n’est guère étonnant. Je sens qu’il suffit d’un faux pas de sa part pour que son histoire personnelle finisse sans queue ni tête…

Je suis le convoi sur le dos d’une mule. Iselle, Betriz et Teidez commencent déjà à faire enrager l’intendant en galopant en tête de cortège, dépassant les éclaireurs. Aradras décide de prendre les choses en main : il talonne son cheval pour rattraper les jeunes gens. Je ne sais pas pourquoi, je le sens déjà un peu tendu. Peut-être parce qu’il pense déjà au travail qui l’attend ? On lui a confié un incunable sur le protocole à la Cour, soit huit cents pages à apprendre par cœur pour pouvoir être un professeur exemplaire.

Quelques dizaines de mètres plus loin, je le vois d’ailleurs étendu de tout son long dans la gadoue. Il a voulu couper à travers l’herbe humide, et n’a pas vu le ru qui coulait au milieu des brins d’herbe. Résultat, son cheval a glissé. Au moins, il ne s’est pas cassé la patte…

Une clameur monte de l’autre côté d’une colline. Je m’empresse de remonter sur ma mule, Aradras fonce derechef sur son cheval, et nous retrouvons les deux éclaireurs. Ils ont tiré l’épée en voyant une arrière-garde de huit cavaliers. Trop sales pour que je puisse reconnaître leurs tabards. Aradras, par contre, plisse les yeux, et semble les reconnaître. Ce sont des Paladins de l’Ordre de la Fille, des gens chargés de protéger les convois sur les routes ; c’est heureux, ils nous aident à rattraper les trois jeunes fougueux partis au grand galop.

Aradras négocie alors pour faire le trajet avec cette compagnie, forte de plusieurs dizaines d’hommes. En effet, ils se rendent aussi à Cardegosse. Betriz, qui n’a pas la langue dans sa poche, révèle l’identité et le statut de sa maîtresse. Pour la discrétion, on repassera. Remarque, tant que nous sommes bien escortés, autant que ça en jette.

Nous arrivons au relais de la Fille vers dix-huit heures après un trajet d’une traite sans étape pour déjeuner. Aradras négocie un prix pour louer les deux chambres du personnel pour les trois jeunes gens. Je me contenterai d’une paillasse dans un petit dortoir, avec un paravent.

Le dîner est un peu fatiguant, les trois jeunes gens sont surexcités et multiplient les bêtises. Enfin, tout le monde va se coucher.


Il est six heures du matin quand les trois enfants réveillent tout le relais. Pendant le petit déjeuner, on prépare un panier-repas pour la route. Nous devons partir précipitamment devant l’enthousiasme de ces écervelés. Avantage, un trajet qui aurait dû durer une semaine ne nous prendra que quatre jours et demie. Et pour le coup, Aradras a absorbé tout le codex protocolis. Incroyable !

Nous voilà en vue de Cardegosse.



Le château perché au-dessus d’un éperon rocheux qui surplombe la croisée des rivières est impressionnant ! La tour de l’astronome Fonza, qui a été frappée par la foudre il y a des années. Personne ne l’a faite réparer depuis. De quoi attirer l’attention d’Aradras. Une fois encore, Teidez veut charger vers le château. Je fais une courte prière et peux parler à son cheval, que j’arrive à convaincre de revenir vers nous sans précipitation. Il m’obéit. Teidez boude. Je lui explique alors qu’en tant que futur Royce, il doit apprendre à traiter avec respect le plus humble de ses serviteurs, y compris sa monture qui a déjà dû se plier à son rythme durant les cinq jours précédents.

Nous allons nous refaire une beauté aux bains publics. Aradras me demande d’y accompagner Iselle et Betriz, histoire d’être sûr de ne pas les perdre. J’arrive à les persuader de jouer au jeu des « incognitos », et je paye de ma poche la totale. Soins du visage, frottage de dos, massage, épilation des jambes… si c’est la première fois qu’elles vivent cette expérience de luxe, autant y aller complètement.

Trois heures plus tard, nous arrivons au château. Comme nous sommes arrivés en avance, les chambres ne sont pas tout-à-fait prêtes à nous recevoir. Pas de problème, nous passons une heure dans les jardins, à apprécier la fraîcheur, la somptuosité et les parfums des lieux. Enfin, nous pouvons nous installer dans les appartements qui nous ont été attribués. Aradras et moi-même organisons notre répartition de la manière la plus « intelligente » possible.

Enfin, c’est l’heure du souper. Les deux enfants retrouvent leur demi-frère, Orico l’Impuissant, qu’ils n’avaient pas vu depuis plus d’une douzaine d’années.



Iselle a insisté pour qu’on se présente bien habillés. Pour ma part, j’opte pour la robe verte avec ceinture bleue.

Ce souper est très formel. Orico n’est ni amical, ni ouvertement hostile, il est très, très neutre. En revanche, question protocole, il ne mange pas, il bâfre. Sa femme, Sara dy Labra, dite « Royna des troubadours », par contre, mange à peine.

On nous présente des invités de marque. À droite d’Orico est assis Martou (la Main du roi) et à la gauche de la femme d’Orico est installé Dondo, le petit frère de Martou.





Teidez est assis à gauche de Dondo, et Iselle à droite de Martou. Donc, le roi Orico préfère que sa Main et le frère de celui-ci soient installés plus près de lui que sa famille proche. Voilà qui annonce la couleur…

Dès que les musiciens ralentissent, la Royna se lève et quitte la table. Martou part aussi. Reste Dondo qui propose à Teidez quelques friandises et tente de le faire rire avec des plaisanteries grivoises.

On nous annonce le programme pour le lendemain :

- Petit déjeuner
- Visite de la ménagerie
- Déjeuner
- Partie de campagne
- Dîner où l’on devra se présenter en tenue d’apparat

Contre toute attente, la nuit est calme.


Le lendemain, nous allons de surprise en surprise. Orico nous montre sa ménagerie. D’abord, il nous présente une très étrange créature, un cheval avec des petites cornes, une fourrure tachetée, et surtout des pattes et un cou d’une longueur ! Il appelle cet animal « girafe ». Il joue avec un énorme ours brun, puis flatte deux énormes félins, l’un entièrement noir, l’autre avec une crinière épaisse de fourrure autour de la tête. Enfin, le roi s’ébroue au milieu d’une immense volière. Un personnage particulier s’occupe de ces animaux, sire Umegat.



Orico est transformé par rapport au repas de la veille, à croire que ses animaux ont une bonne influence sur la suite. Déridé, le roi se montre bien plus chaleureux envers son demi-frère et sa demi-sœur, et a l’air de les considérer comme ses futurs héritiers. Cela ne semble pas plaire à Aradras, qui fait la grimace. Quand je lui pose la question, il préfère qu’on puisse s’isoler pour en parler. Umegat nous propose d’aller dans l’office, pendant qu’il laisse les enfants seuls avec le roi dans la cage de l’ours. Aradras a besoin de s’isoler, suivi péniblement par son chat. Je surveille les animaux, prête à rappeler à l’ordre le premier qui menacerait les trois enfants. J’aimerais savoir de quoi il en retourne.

Nous prenons le dîner, puis c’est la partie de campagne. Durant celle-ci, des nobles costumés en bandits viennent pour simuler un enlèvement. Ils ont dû éprouver de nouvelles sensations quand Aradras et moi avons utilisé nos dons magiques pour les repousser.

Enfin, le soir arrive. Nous nous présentons tous à la salle de réception, parés de nos effets les plus somptueux. Et la grande nouvelle arrive : Orico fiance Iselle à Dondo devant tout le monde. Le mariage aura lieu à la fin de la semaine.

Je suis partagée. D’un côté, ce n’est pas très réjouissant de voir une jeune fille aussi sympathique épouser un homme moche, salace, passablement odieux et irrespectueux, qui pourrait être son père, de l’autre qui suis-je pour dire quoi que ce soit ? Ce que je pourrai faire, par contre, c’est donner à Iselle quelques conseils pour le mener à la braguette. Cette annonce a l’air de rendre Aradras doublement nerveux. Je vais finir par le trouver pour lui demander des explications.

Aradras parle d’enjeux « métaphysiques ». Il s’explique : pendant ses études, il a été initié à certains arts affiliés à la démonologie, afin de maîtriser certains dons qui le rendent plus proche des démons que le commun des mortels. Bien… Et donc, apparemment, tous les animaux de la ménagerie contiennent un démon, et échangent leurs flux magiques avec le roi Orico. Le chat d’Aradras, Emilio, félin démoniaque lui-même, lui a confié que tous ces animaux « sentaient comme à la maison ». En outre, la mère d’Iselle, Dame Ista, lui a soutenu que les lieux seraient hantés.

Nous prenons d’envoyer une missive dès que possible à notre point de départ. En se bousculant au plus, un messager devrait pouvoir transmettre le message en deux jours. Le mariage aurait lieu dans quatre jours. Une missive partira pour la Provincara, l’autre pour Dame Ista.

Plusieurs pistes sont à creuser :

- Fouiller la tour de l’astronome, pour voir si on trouverait un document qui pourrait nous indiquer si quelque chose de particulier se passe dans quatre jours ?
- Interroger la Royna Sara, qui pourrait connaître certaines choses ? J’apprends au passage qu’elle a couché avec Martou et Dondo, simultanément.


Quatre longues journées passent, quatre journées durant lesquelles Iselle ne sort plus de sa chambre. Betriz essaie vainement de lui remonter le moral, sans succès. Tout ce qu’elle parvient à dire, ce sont des paroles de supplication, qu’on lui évite un destin aussi funeste. De son côté, Dondo ne se prive pas pour bousculer tout ce qui est féminin à la portée de sa… main, frustré de ne pas pouvoir consommer la lune de miel de manière anticipée.

J’avoue que ceci me déplaît de plus en plus. J’aimerais pouvoir faire appel aux forces de la nature pour qu’il arrive un accident de chasse à ce grand dégoûtant, mais je ne suis pas encore suffisamment en phase avec la Mère pour ça. Et si on montait un accident ? Si Dondo rate la dernière marche de l’escalier… pas de trace !

Enfin, d’après la conversation que j’ai avec l’ami Aradras, la situation n’est vraiment pas brillante. Récapitulons :

- Orico est manifestement possédé.
- Martou et Dondo étaient déjà présents il y a quinze ans, quand la Main du Roya a été assassiné, et que le Roya s’est suicidé un an plus tard, alors que Ista s’est enfuie avec ses deux enfants. M’étonnerait pas qu’ils aient tout plein de jolis reproches à se faire donner.

Dans cette histoire de fous démoniaques, il y a trois personnes hautement susceptibles de provoquer à nouveau un grand malheur :

- Orico
- Martou
- Dondo

Pour la bonne forme, j’en rajoute un quatrième : un démon qui hante les lieux et qui utilise les trois hommes comme des marionnettes.

Il nous faut agir, car la prochaine victime est vraisemblablement Iselle !

Nous allons monter tout un plan. Au début, je pense à Héroneus d’Alexandretta, ce génie de la mécanique qui parvint jadis à animer des messes aux dieux grâce à des machineries complexes dissimulées dans les temples. L’idée serait d’attiser les superstitions, et de retarder le plus possible ce mariage. Malheureusement, je manque de temps et de moyens pour ça. Il va falloir se contenter de moyens plus modestes.

- De mon côté, je vais donc m’arranger pour qu’il y ait des signes divins qui laisseraient présager un malheur, et faire mine de les ignorer. Si on vient me trouver pour demander des explications de prêtresse, je ferai l’innocente, puis je donnerai des interprétations à leur coller le frisson.
- Du côté d’Aradras, son chat Emilio essaiera de voir ce qu’on peut faire pour qu’il arrive un « accident » à Dondo, quitte à ce qu’on utilise les sciences occultes.

Enfin, si tout échoue, il reste un dernier recours : prendre la place d’Iselle dans le lit conjugal pendant la nuit de noces – la pauvrette a déjà préparé une dague, « si ce n’est pas lui, ce sera moi. » Eh bien, ce sera lui. Et si je dois être jetée en prison pour meurtre, je pense que ce sera un moindre mal par rapport au fait d’avoir supprimé un démon. La Mère m’en soit témoin !

J’ai du mal à croire à ce que j’ai vu, cette dernière journée a été très riche en émotions, en résolution et en preuves de présence divine !

La journée avait commencé de manière morose, mais prévue. J’essaie pour commencer de voir qui pourrait m’aider dans l’entreprise « démolir un gros lardon lubrique ». Déjà, il y a Betriz, qui me demande cinq fois par jour ce qu’elle peut faire ?

Je repère également Thetine dy Tabur, la dame de compagnie de Sara. Elle est à Sara ce que Betriz est à Iselle. Je n’ai pas besoin de plus d’une phrase pour la convaincre de nous aider. Déjà, le poison ne marchera pas, me dit-elle. Elle a déjà essayé quatre substances différentes, sans succès. Nul doute que Dondo doit s’être habitué à plusieurs types de poisons, vu comment il mange.

J’ai l’idée d’essayer de faire des faux augures. Aradras devrait pouvoir m’aider avec ses différentes connaissances.

Je prends l’initiative de faire un numéro de « Malheur sur nous ! » devant Dondo, ses put dames de compagnie et ses lèche-c fidèles amis. Teidez est avec eux… Le coup classique, mais toujours efficace : je fais semblant de voir un signe de malheur divin devant cette cour, et de paniquer sans avoir conscience de leur présence. Bien évidemment, ils rient tous devant cette « étourdie pathétique ». Mais ils sont tombés dans mon piège : le souvenir de cette scène hilarante est désormais gravé dans les mémoires de ces tristes sires. Chaque petit incident impliquant la peur d’une malédiction va s’additionner avec les autres, ce qui devrait, à la longue, les mettre tous inconsciemment très mal à l’aise.

Le lendemain, alors que l’aube n’est pas encore à l’approche, j’ai du mal à dormir à cause des lamentations d’Iselle, dans la chambre voisine. À moins que… le chat d’Aradras est carrément sur mon lit, et miaule avec la dernière désespérance. Sans son maître ? Et comment il a pu entrer alors que tout est fermé ? Je crois me rappeler que son maître a tendance à fricoter avec des forces pas forcément très fréquentables. Il pousse devant moi un petit bout de papier plié. Je peux lire dessus :

« Cela ne doit pas. »

Quand je replie le parchemin, je constate qu’il y a le nom « Emilio » écrit dessus, avec deux sceaux différents : celui de la province de Baotie, et un autre représentant une fleur de lys. Ces deux éléments associés représentent sans aucun doute Ista elle-même. J’ignore comment c’est arrivé là, mais bon.

Je me rends à la chambre d’Aradras. Porte grande ouverte, lit défait, vêtements au pied du lit. Il a dû quitter le lit précipitamment sans même prendre le temps de s’habiller. Ce que je prends le temps de faire avant d’investiguer de nouveau. Je prends un garde au hasard et lui demande ce qu’il est advenu du précepteur de Dame Iselle ? Il ne sait que répondre. Je demande au sergent de notre garde, qui prétend que la garde du palais a demandé à nos gardes de prendre une pause. Je demande au commandant de la garde du palais, il me répond qu’un tel ordre n’a pas été donné. Nous retrouvons tous deux le sergent de notre garde qui confirme sa version. Le commandant reconnaît à la description un des hommes de Dondo, qui s’est fait passer pour un garde du palais pour donner une fausse information. Le commandant n’est pas très coopératif.

Le chat me mène jusqu’à la caserne. Le garde me dit qu’il n’a pas vu Aradras et me claque la porte au nez. Je vais trouver Umegat. Comme je m’y attendais, ce brave soigneur est bien moins stupide que tous les abrutis de soldats que j’ai croisés jusqu’à présent. Il « échange » avec le chat, et explique : Aradras est bel est bien en cellule, et seule une personne de rang élevé pourrait venir le voir. Dame Iselle est la meilleure solution.

La petite malheureuse prend cette nouvelle fort mal. Elle se précipite vers la caserne, furieuse, accompagnée de Betriz. Je dois courir pour me maintenir à son niveau. Nous descendons jusqu’au cinquième sous-sol. Aradras est effectivement en cellule. Un ordre d’exécution signé par le roi est cloué au mur. Iselle le déchire immédiatement, et nous quittons ce sinistre lieu.

Se constitue alors un conseil de guerre. Il comprend :

- Nous
- Iselle
- Betriz
- Dame Thétine dy Tabur
- Umegat
- Le commandant de notre délégation baotienne, Lusis dy Rivon

Nous échangeons idées et suggestions pour mettre au point un plan audacieux.

Avant la noce, nous emmènerons ce cher Dondo dans un piège : d’abord on lui fait manger des pâtisseries « épicées » avec des drogues concoctées par Aradras. Puis on l’emmène dans les appartements de Dondo, où l’attendront quatre éphèbes prêts à faire des galipettes avec lui. Parmi eux, un assassin condamné à mort à qui on aurait laissé une dague avec la directive « assassinez-le, et on vous laisse une chance de vous enfuir ».

Nous répartissons les rôles :

- Aradras prépare la drogue
- Je vais chercher trois éphèbes dans une maison de passe, en restant masquée
- Le commandant dy Rivon va sortir un assassin de cellule
- Dame Betriz paie les valets de Dondo pour préparer la chambre en prévision de la petite surprise-partie qui va s’y dérouler (dans laquelle Dondo va perdre plus que ses parties, ce sera ça, la surprise).

Une fois les tâches attribuées, nous allons partir, mais Aradras se raidit brusquement. Apparemment, il aurait, d’un seul coup, hérité de la Double Vue.

Par exemple ! Je croyais que seuls les membres de la famille royale étaient susceptibles de développer ce don ! Et, curieusement, il a l’air d’hésiter. Pas le temps pour ça. Je pars dans le quartier des maisons closes, pendant que le commandant et Dame Betriz vont pour faire ce qu’ils ont à faire.

Je vais au meilleur bordel de toute la ville, en tout cas le plus grand et le plus tape-à-l’œil du quartier le plus chic. Je n’ai aucun mal à louer les services de trois professionnels, que je viendrai chercher à dix-huit heures. Aradras n’en mène pas large. Il vient d’avoir un échange avec le Roya Orico, à l’issue duquel il a obtenu une autorisation exceptionnelle d’accès à tout le château, pourvu que ça puisse annuler la malédiction qui plane sur sa famille.

Dondo et Martou ont réussi à convaincre Orico que toutes leurs actions ont été faites pour son bien. Pas moyen de le faire changer d’avis sur cette question. Aradras doit trouver ce moyen avant le mariage, avant même l’exécution du plan.

Aradras compte bien aller à la tour d’astronomie, lieu d’origine de la malédiction. Il compte également passer à la bibliothèque d’Orico, il pourrait y trouver quelque chose. De mon côté, je vais préparer des drogues pour mettre dans les pâtisseries, puisqu’Aradras va être trop occupé pour s’en charger. J’arrive à concocter cinq doses.

Le chat d’Aradras vient alors me chercher. Je le suis jusqu’à son maître, toujours dans la tour d’astronomie. J’y entre en escaladant un filet installé maladroitement dans des décombres. Je retrouve Aradras dans une pièce sombre, avec un grand tonneau plein d’eau croupie et une poulie par terre. Il me demande d’organiser un temps de prière pour la Mère. La tour d’astronomie paraît être un endroit propice, chargé d’énergie.

Mon âme s’investit alors pleinement dans une prière à la Mère. Et ça marche ! La Mère en personne apparaît, chatoyante, magnifique, réellement divine. De sa voix douce et grave, elle nous énonce alors une prophétie :

« Un homme doit donner par trois fois sa vie pour lever la malédiction. Vous pouvez être cet homme. Vous pouvez être cet homme. Trois fois, pour la Maison de Chalion. C’est le seul moyen. ».

Aradras est précepteur de la Maison de Chalion, il peut donc tenter le coup puisqu’il a déjà donné sa vie pour la Maison de Chalion une. Il faut donc qu’il se consacre deux autres fois. Pour la deuxième, on a une idée : la noyade. Et la troisième ? Se jeter du haut de la tour en espérant que la Mère ne le laissera pas s’écraser comme un œuf.

Aradras veut donc que je manque de le noyer en le maintenant par les pieds au-dessus du tonneau, sa tête sous l’eau. Il s’attache aux pieds avec sa chemise coincée dans la poulie. Il reste cinq longues minutes dans cette flotte immonde.

Quand il sort de l’eau, je le sens métamorphosé. Il me confie alors que l’expérience lui a donné une illumination, une idée différente pour tout arranger. Il veut faire un charme de mort !

Ce charme, lancé autrefois par le Roya Fonsa le Sage, garantit la mort d’une personne en particulier, en échange de sa propre vie ! Je proteste : la Mère nous a donné une façon de régler les choses, il ne faut pas arranger les choses par une nouvelle malédiction ! Or, Aradras insiste : le Destin l’a amené à suivre ses études dans un monastère du Bâtard, le Destin va le mener à faire un charme de mort au nom du Bâtard, et emporter Dondo avec lui.

Je le sens résolu. En tant que femme de prière, je comprends très bien. Si le Bâtard lui a parlé pendant sa noyade, il ne peut que l’écouter et lui obéir. On sort, on achète un rat, indispensable au charme. On annule l’exécution de Dondo, je dis au commandant de ne plus libérer l’assassin.

Une heure plus tard, une fois revenus, nous arrivons à déchiffrer le mantra Darthacain à réciter : « Je veux sa mort ». Il me demande de l’accompagner dans cette épouvantable épreuve. Je respecte son vœu, son dévouement envers le Bâtard.

Puis, Aradras se concentre comme jamais je ne l’ai vu se concentrer. Il s’allonge tranquillement, prend son rat sur le cœur, et l’écrase entre ses mains, lançant ainsi le charme de mort. Et il meurt.

…

Et dix minutes plus tard, il se réveille !

Je ne sais pas quoi dire, encore moins quoi penser. Un miracle ! Que la Mère soit louée, c’est un véritable miracle ! Qui d’ailleurs m’apparaît en rêve, joyeuse, dansante dans un champ de blé. Hé, on a sauvé l’incarnation de la Fille des pattes d’un gros pourceau !

Au matin, il y a du ramdam dans l’escalier. Comme nous l’espérions, Dondo est mort. Le chancelier est furieux. Persuadé qu’Aradras a fait un charme de mort, il ne pensait pas le voir en vie. Il va donc chercher à travers toute la ville le cadavre du coupable. Je lui souhaite bien du plaisir…

Nous assistons aux obsèques de Dondo. La reine rayonne. Personnellement, j’ai du mal à me retenir de cracher sur le cercueil quand il me passe devant. Selon la coutume, on présente la dépouille aux animaux sacrés, afin de savoir lequel des cinq dieux guidera l’âme du mort dans l’Au-delà.

Le renard du Fils n’en veut pas. Le loup du Père n’en veut pas. Le perroquet vert de la Mère n’en a pas voulu. Le geai bleu de la Fille n’en a pas voulu. Le rat blanc du Bâtard n’en a pas voulu. Bref, aucun des cinq Dieux n’en veut. Martou va alors faire amener des animaux dans la ménagerie d’Orico. Une fois encore, aucun des animaux sacrés ne s’intéresse au cadavre de Dondo. Le défunt ne pourra donc pas être enterré, ce qui est la pire des pires disgrâces. Là, je dois prendre sur moi au plus fort pour me retenir d’éclater de rire.

On a quand même servi le banquet prévu pour le mariage. Au moins, pas de gâchis.

Le lendemain de la crémation, Martou déboule, s’enferme une demi-heure avec Dy Serda, le précepteur de Teidez, et emmène le jeune homme faire la tournée des provinces pour l’apprendre à gouverner. Aradras n’est pas dupe, il va sans doute vouloir lui bourrer le mou pour en faire sa nouvelle marionnette. Il va falloir qu’on prépare un plan d’action des familles pour faire le ménage !